On n’en aura jamais fini avec Thomas Zins

par Patrice Jean

 

S’enorgueillir d’appartenir à une génération est l’indice qu’on ne se détache pas de la série statistique et historique qui la compose. Est-on encore un individu ? Un soi-même ? Ou bien un ectoplasme agité par le souffle des idées et les habitus de son temps ? Pour autant, le vocable de génération n’est pas entièrement creux, chacun naissant et grandissant dans un décor que les siècles (idées, paysages, chansons, romans, etc.) ont façonné. Et selon qu’il aura vingt ans en 1830 ou en 1988, en France ou en Argentine, l’être humain percevra le monde d’une façon différente, sa fabrication ne sera pas la même. Si chaque vie est un processus de démolition (Fitzgerald), ce processus emprunte des voies qui auront, par certains côtés, un aspect générationnel : Julien Sorel court à sa perte, sous Charles X, dans une société provinciale (celle de la restauration), le romantisme s’y épanouit, et en lisant Stendhal, on songe à Rossini ou à Schubert ; Frédéric Moreau rate sa vie sous Napoléon III ; le narrateur proustien s’ennuie dans les salons fin de siècle, entre Wagner et les premiers avions ; Gilles s’enfonce (comme son créateur) dans les marécages du fascisme ; la génération 68 se perd dans la drogue, le terrorisme ou la réussite médiatique. Jusqu’à Matthieu Jung, la génération des jeunes Français nés entre 1965 et 1975 n’avait pas connu (à ma connaissance fort imparfaite) l’histoire de son échec, ni son roman noir et désespéré, ni le héros qui incarnera sa défaite : c’est maintenant chose faite avec Le triomphe de Thomas Zins, ce roman d’apprentissage où l’on apprend, comme toutes les générations avant et après nous, que l’existence est une débandade, chacun s’effondrant au début, au milieu ou au terme de sa carrière. Lire ce roman (qu’on soit de la génération que j’ai dite ou d’une autre) c’est s’augmenter d’une deuxième vie (bien plus sûrement qu’avec les technologies frelatées du transhumanisme), celle de Thomas Zins, jeune Nancéien, qui s’éprend, tandis qu’il est lycéen, d’une jeune fille de sa classe de seconde, la belle et accorte Céline Schaller. Tout le roman tourne autour de cet amour d’abord espéré, ensuite pleinement vécu avant qu’il ne subisse les humiliations et les blessures auxquelles personne n’échappe. On me dira : « tu parles, c’est archi-rebattu ton histoire ! » Et l’histoire d’Emma Bovary, cette épouse qui trompe son mari par ennui, sous la pluie normande, n’est-elle pas, elle aussi, rebattue ? Le génie n’est pas de s’enfuir dans des histoires de meurtres (comme le fait le jeune Thomas Zins, inventant un sérial killer qui empile les cadavres) ni dans des régions exotiques, à la rencontre de peuples pittoresques, « tellement plus humains que nous, pauvres occidentaux », non, le génie c’est de décrire ce que tout le monde a sous les yeux, ce que tout le monde voit, mais en l’approfondissant, en en révélant le tragique et la beauté, la médiocrité et l’évident jaillissement que nos yeux lassés finissent par ne plus voir.

Matthieu Jung a vu.

Comme tous les grands romans, Le triomphe de Thomas Zins, ressemble à une symphonie, dont la ligne mélodique principale, celle de Thomas Zins, serait complétée, enrichie, sublimée par d’autres lignes de vie, celle de son ami Benoît, celle de Céline (bien sûr), celle de Jean-Philippe Candelier (le tentateur diabolique), celles des copains, celle de Paul Zins (commandant, en Indochine, de l’armée française), celle de Serge Zins, le père généreux quoique sans espoir, et celle de beaucoup d’autres. Le roman finit par doubler la vie, au sens où il crée un double de nos vies. Toutes ces « durées intérieures » se croisent et se recroisent, allant de l’allegretto à l’adagio, du mouvement triste à la joie et l’excitation. Mais comme le roman n’est pas uniquement de la musique, à ces émotions s’ajoute l’intelligence ironique du narrateur.

Matthieu Jung ne jette pas tout de suite le lecteur dans le tragique, il commence doucement, dans la légèreté : le jeune Zins, collégien, souffre de complexes à propos de la taille de sa bite, il n’ose « se déshabiller dans les vestiaires à côté d’un Fabrice Marchal, l’arrière gauche, ou d’un Frédéric Braun, le gardien de but (alias la passoire), qui déballent un concombre de leur slibard, tandis que l’organe du clairvoyant numéro 8 n’a jamais dépassé le stade du cornichon ». On lit cette phrase dès la 1ère page, et les cinquante pages suivantes sont à l’avenant. Jung nous fait visiter la conscience, pleine de complexes et de naïvetés, d’un adolescent. Histoires de lycée, de nichons, de révoltes loufoques. On se croirait presque dans American Pie. Puis, lentement, la suffocation, le désir, le drame vont s’installer. Toutefois, une petite flûte ironique se fera entendre jusqu’à la fin du roman. Toujours sur le même sujet (par exemple), à la page 337 : « Une à qui on ne peut aucunement se fier, c’est Céline. Si elle y connaissait quelque chose, en pénis, elle n’aurait jamais certifié à Thomas que le sien avait des dimensions honorables. » Au-delà du sourire, le comique du roman dévoile les bégaiements de l’âme humaine, éclairant, de ce fait, la structure profonde de la société. Je prendrai deux exemples. D’abord, un dialogue, au début du roman, entre Thomas et Franck Reinhardt à « l’été 81, deux mois après la victoire de la gauche », un dialogue portant sur les injustices sociales, tandis que les deux adolescents se préparent un bol de cacao :

« - Franck, à l’heure où j’te parle, y a cinq cents milliards appartenant à des Français qui dorment dans des comptes suisses.

Reinhardt ouvre avec précaution le paquet Van Houten.

- Le conseil des impôts a prouvé que l’essentiel de la fraude fiscale sur le revenu est dû aux riches. Et qu’est-ce qu’il fait, Mauroy ? Il taxe tout le monde au lieu de cibler les rupins. Ça me débecte, autant d’injustice.

Reinhardt pose deux morceaux de sucre sur la colline de cacao qu’il a formée au fond du bol. »

La force tranquille

Plus loin, les deux garçons projettent une fugue pour faire céder le président de la République et le patronat. « En plus, si notre absence au lycée s’éternisait, nos chances de réussite au bac de français l’année prochaine seraient compromises, et ça nos parents ne laisseront pas faire. » Qu’on me pardonne mon mauvais esprit, mais cette façon de se croire plus important, dans les luttes politiques, que l’on n’est, me rappelle des gens plus avancés en âge qui, en portant une banderole ou en mangeant une merguez, ont l’impression de lutter contre les forces immémoriales de la réaction, dans la fournaise de l’Histoire. On s’amuse de la naïveté des deux lycéens, tout en songeant à d’autres situations. On rit de soi-même et des autres. Le secret est éventé – tout bien pesé, tout le monde ne rira pas. Tout le monde ne verra pas, finalement.

 Autre scène comique : une soirée lycéenne, dans le caveau d’une brasserie nancéienne, où les invités se pressent, un 20 décembre, parés de leurs plus beaux atours. Jung transfigure cette minable soirée, organisée par un boutonneux, en un bal digne de La princesse de Clèves, selon les lois du snobisme qui, dans le salon Verdurin, excluent ceux qui ne sont pas assez in, assez chics. Là encore, le talent incroyable de Matthieu Jung tient à sa capacité de peindre les traits universels des groupes humains avec des histoires de lycéens, comme si, dès le plus jeune âge, l’âpre compétition qui pousse les individus à se confronter, la grande lutte de tous contre tous , se mettait déjà en place. Et nous savons tous que c’est vrai, nous avons tous été des lycéens, à tout le moins nous avons tous connu la rivalité sitôt que nous avons fréquenté nos semblables, nos frères.

Compétition contre les autres, lutte contre soi, lutte en soi, du bien et du mal, de l’amour et de la haine : voilà, aussi, l’autre thème du roman. La comédie, peu à peu, laisse la place au tragique, et, comme je l’ai dit, à l’essoufflement, à la suffocation, comme si vivre, c’était courir jusqu’au dernier souffle. Les pages que Matthieu Jung consacre, en contrepoint, aux tortures que l’armée japonaise, en 1945, infligea aux Français, en Indochine, avant la fin de la guerre, et notamment aux coups que reçut le grand-père de Thomas, le commandant Paul Zins, ces pages, donc, sont insoutenables : viols, têtes coupées, sexe arrachés, corps fouettés, etc. Il y aussi des chapitres où un pédophile, à Madagascar, part à la recherche de jeunes garçons à photographier. Il y a l’alcool qui va  se saisir de Thomas. La jalousie. La peur. La perversité. Toutes les modalités du mal s’emparent des personnages, et de Thomas en particulier. Ce pourrait être un roman sur le péché originel, mais sans rédemption, sans autre rédemption que l’amour. L’amour entre Thomas et Céline, l’unique salut que l’un et l’autre chercheront, dans l’incompréhension à soi-même, tout au long du roman.  On passe alors de la comédie proustienne au roman dostoïevskien. Avec beaucoup de finesse (il en faut pour décrire la sournoiserie du mal), Matthieu Jung confronte son héros à des démons profanes : Jean-Philippe Candelier (dit « Jean-Phi »), un homosexuel tentateur ; l’alcool ; la jalousie ; la lubricité. Mais tous ces démons pourraient se ranger sous l’autorité de leur grand maître à tous, déjà mis en lumière par Edgar Poe, le démon de la perversité. Un poison envahit peu à peu l’âme de Thomas : lui, le lycéen progressiste, naguère tourmenté par la taille de sa bite, lui l’amoureux fou de Cécile Schaller, lui le bon élève, qui faisait la fierté de ses parents, eh bien ce Thomas généreux échoue dans la violence, le doute, la paresse et l’alcool : Thomas n’est plus Thomas. Matthieu Jung, au fond, semble proposer une analyse entropique du mal : ce sont toutes les forces qui vous conduisent en dehors du gentil garçon ou de la gentille fille que chacun, à l’aube de sa vie, a été (en quelque façon) ; le mal est une déformation, ou une réécriture de l’âme en plus floue, en plus noire. Le héros ne cesse de se raccrocher à des stades antérieurs de lui-même, comme pour éviter la déflagration. Mais cet élan pervers ne peut jamais se laisser complètement expliquer par des causes sociologiques ou psychologiques, de sorte que dans les ultimes pages de ce gros roman (750 pages), les personnages n’arrivent pas à savoir « ce qui s’est passé ». On n’en aura jamais fini avec Thomas Zins. Comme on ne parviendra jamais à comprendre le cours perturbé de nos vies ! Thomas Zins est le révélateur, en nous, du noyau inconnaissable qui nous pousse vers la vie depuis que, nourrisson, nous avons tété le premier lait.

Impossible de définir exactement d’où vient cette déformation. Il faut tout le roman pour la peindre, sans parvenir à l’enserrer dans des causes. On l’a dit, on ne sait pas « ce qui s’est passé ». Phrase étonnante, à la fin du roman. Car le lecteur sait tout « ce qui s’est passé », et pourtant, il faut bien rendre les armes : le mystère n’est pas levé. Il est approché. Le Mal rôde, il vibre dans l’air et on l’attrape comme on attrape un virus. Matthieu Jung invente un personnage digne de Vautrin, un quadragénaire bedonnant et chauve, homosexuel, qui, au cours de l’été 83, aborde notre héros, dans un camping de Saint-Gilles Croix de vie : ce Jean-Phi, amoureux de Thomas, va inoculer dans l’âme de ce dernier (et dans ses désirs) l’idée qu’il serait, lui aussi, homosexuel. Première fissure dans le projet amoureux de Thomas Zins (vivre en couple avec Céline Schaller), l’adolescent ne sait plus qui il est. Mais le Mal rôdait aussi en Indochine, en 1945, il a suffi d’une occupation, par le Japon, des terres colonisées par les Français, pour que l’armée japonaise, victorieuse, se livre à toutes les abominations qui, telles des métastases, grignotent l’âme des hommes. Au fond, semble nous dire Matthieu Jung, le Mal est partout, il s’insinue dans nos âmes avec l’air qu’on respire, il faut lutter sans cesse pour lui échapper. Puisqu’il s’agit surtout de l’histoire d’un lycéen, préoccupé au début du roman, des nichons de ses camarades de classe, certains lecteurs nieront qu’on a affaire, ici, à un sombre roman sur la Mal, un roman où les personnages, comme dans un roman de Dostoïevski, sont torturés par leurs actes. Pourtant, c’est à ce niveau, je crois, qu’il faut hisser les tourments de Thomas Zins si on veut les comprendre, et, de ce fait, nous comprendre. Car comme tout grand roman, celui de Jung se dresse, devant nous, comme le miroir de nos esprits malades.

Histoire du Mal. Histoire d’amour, aussi. Jusqu’au terme du roman. Mais sans niaiseries, sans sentimentalisme, un amour pur et violent, entre Thomas et Céline. On n’est pas dans l’ironie flaubertienne (sur ce point), mais plutôt dans l’exaltation romantique (la noirceur entre aussi dans la définition du romantisme). La fin du roman consacre à la fois l’éternité de l’amour et sa déchéance : en ce sens, elle est une réussite confondante. On y pense longtemps après avoir terminé le roman.

Revenons en arrière, revenons à Flaubert : si l’amour entre Thomas Zins et Céline Schaller ne relève pas de l’ironie flaubertienne, au sens où les deux amants s’aiment l’un et l’autre, en revanche, la narration, très souvent ironique, reprend le procédé flaubertien, en l’accentuant, du style indirect libre, ce procédé où l’on ne sait jamais exactement qui pense quoi. Prenons un passage au hasard, n’importe où dans le roman : le moment, par exemple, où Thomas, à Saint-Gilles Croix de Vie, voit d’un autre œil ce Jean-Phi qu’il avait d’abord confondu avec un beauf lambda :

« - Vous êtes écrivain ?

Le type acquiesce d’un hochement du chef.

Ainsi donc, la bonne étoile de Thomas Zins veillait sur lui, en cachette ? »

Remarquons cette façon de désigner le héros par son prénom et par son nom (procédé repris tout au long du roman) afin de donner de l’importance au personnage : Qui parle ? S’agit-il du narrateur qui décrit l’action ou bien de Thomas qui se perçoit comme « Thomas Zins, le futur grand écrivain » ? Le lecteur ne sait si le narrateur, en surplomb, embellit la rencontre, ou bien si le jeune Thomas, dans l’histoire qu’il se raconte à lui-même, se complait dans les grands mots (« la bonne étoile ») : tout le roman décline cette délicieuse ambigüité et l’on s’amuse de la Légende que Thomas invente au fil des péripéties qui rythment son parcours. Matthieu Jung fait entendre ce grésillement qui accompagne ce que chacun vit, spécialement à l’adolescence, période où l’être humain tente de croire à son destin.

Mais l’écriture savante de ce roman, au-delà de ce que j’ai déjà dit, tient aussi et surtout à la magie de la répétition, une répétition des disputes, des doutes, des interrogations, des scènes de comédie mondaine, répétition qui jamais n’est ennuyeuse, mais qui fait le délice du lecteur, à la façon des plaisirs sans cesse renouvelés, à la façon des Variations Goldberg, à la façon des dialogues interminables de certains romans russes. L’histoire avance pointe par pointe, détail après détail (si l’on excepte les ellipses finales, ellipses toute flaubertiennes). On a parfois l’impression de lire un journal intime transcendé par la prose romanesque (tout le roman est écrit au présent).

La génération née vers la fin des années 60, celle qui était adolescente quand Mitterrand fut élu pour la première fois président de la République, celle qui n’avait plus la foi révolutionnaire de ses aînés, celle qui fut la première à affronter, avant toutes celles qui suivront, une société sans Dieu ni Utopie, cette génération a dorénavant son héros tragique, dérisoire et magnifique.

Il y a tant de façons d’échouer ; – chacune est plaisante à observer, à lire, à fixer (pas à vivre). La carrière de Thomas Zins ne fait que commencer. Et c’est l’apothéose de Matthieu Jung. Le silence qui entoure le roman est le silence qui précède, pensons-nous, les premiers tambours, au loin, qui marchent dans la brume, sur le champ de bataille – le silence d’avant la victoire. Avant le triomphe.

 

Ce texte a paru en mars 2018 dans La Revue littéraire. Je remercie Patrice Jean.